Les vieilles mains déformées, ridées, aux veines saillantes tremblotent sur la crosse de la canne. Assis sur le premier banc abrité des vents d’ouest par le talus de la route et des vents du nord par les dernières maisons du village, le vieillard contemple la rivière. Tous les jours après déjeuner, qu’il pleuve, qu’il vente ou qu’il neige, il reste là, immobile à regarder passer les eaux. Un bon quart d’heure lui est nécessaire pour parcourir les deux cents mètres qui le séparent de son habitation. Ses vieilles jambes ne peuvent plus guère le porter au-delà de cette fenêtre ouverte sur le monde aquatique. Selon la saison, le temps qu’il fait, l’heure, le tronçon de rivière qui s’offre à ses regards est chaque fois différent. La commune a aménagé voici quelques années, un espace vert compris entre le pont en dos d’âne qui masque entièrement la vue sur l’aval et la petite chute du barrage alimentant le bief de l’ancien moulin. Trois bancs y furent scellés le long d’une allée bien plate et gravillonnée qui sinue à cinq pas de la rive droite. Vue de là, la rivière se réduit à un segment de cours d’eau vingt fois plus long que large et animé d’un courant soutenu. Sur la rive gauche, des têtards de saules, de charmilles, de frênes, tous les ans mutilés par le cantonnier, maintiennent la terre de la berge entre leurs racines. Le vieil homme fixe l’eau, intensément. Après quelques instants, son esprit quitte son corps et son environnement, surfe sur les courants, tournoie dans les remous et, aspiré par le vortex d’un tourbillon, accède au monde des eaux. La truitelle calée derrière une pierre, c’est lui. Lui encore le vairon jouant avec ses frères au soleil, le chabot aplati sous les cailloux, la grosse fario cavée dans les racines de la berge, les petites bêtes, les gammares, les porte-bois... D’autres fois, les yeux dans les eaux, il se repasse la cassette de sa vie, son enfance dans la région, les parties de pêche aux goujons à trousse-culotte avec les copains. Combien plus tard, adolescent, a-t-il braconné de truites en barrant les ruisseaux ou en les saisissant à la main dans les cavités des rochers. Il n’en éprouve aucun remord, c’était il y a si longtemps, en un temps où l’on pêchait pour manger, où l’on vivait en quasi-autarcie au fin fond de la Creuse sur le plateau de Millevaches, loin de tout, au bout du monde. Sa douleur à la hanche s’est réveillée, signe que le temps va changer, se mettre au beau. Il va pouvoir se réchauffer à un nouvel été, son quatre-vingt sixième. En verra-t-il un quatre-vingt septième ? La question ne se pose pas. Il est pêcheur... Pêcheur à la mouche de surcroît... Il est immortel. Le Creusois se lève de son banc et clopine dans un nuage de perles et de mouches de mai en direction de sa grande baraque. Les bergeronnettes font ripaille. La « grosse du pont » éjecte une truitelle de la queue de courant et se met à table. Il pense que le week-end prochain, les enfants seront là et iront pêcher. Selon le parcours choisi, il les accompagnera peut-être, s’assiéra sur le pont et regardera les arabesques de leurs soies de couleur virevolter dans les rayons du soleil. Marc |